Comme une absence
C’est au théâtre. Depuis le début de la pièce on a plongé, joué le jeu, suivi l’action. On a éprouvé ce sentiment de plénitude que donne la parole partagée. Chaque personnage détient sa part de vérité, qui lui impose sa solitude, au-delà de la conviction. En spectateur, un peu démiurge, comme l’acteur ou le metteur en scène, on tient le tout dans une bulle, les destins séparés mais aussi l’espace qui les sépare – la vie.
Et voilà que tout d’un coup on lâche tout, au cours d’un monologue, souvent. Plus envie de comprendre, de partager. On part ailleurs pour être là. Plus au théâtre mais dans le théâtre. On se laisse absorber par ce halo de lumière que le contre-jour découpe le long de la silhouette de l’acteur – on vole même un peu dans la poussière flottante tout autour. On ne pense plus à rien qu’à la texture de ce pull-over gris à col roulé sous le costume sombre, étrangement liée à la structure de la scène, aux traces claires laissées par les semelles sur le sol caoutchouteux. Il y a bien là quelqu’un qui s’agite et sans doute témoigne, implore, se repent. Mais tout cela est devenu pure abstraction. Le timbre de la voix ne détache plus l’essentiel, compte comme un reflet sur les mocassins noirs. Quand tous les éléments ont perdu leur substance dramaturgique et lévitent dans une neutralité bienveillante, on commence à les habiter avec ses propres soucis du moment, espoirs, craintes, chagrins, un souvenir parfois.
Cela dure quelques instants, quelques minutes au plus. Et puis curieusement les mots, les gestes de l’acteur semblent reprendre possession de leur fiction. On y revient plus fort, et comme délivré de soi. Il faut ce sas. S’éloigner pour y croire. C’est comme quand on lit. Au bout d’une demi-page parfois on se rend compte qu’on a perdu le fil, ou plutôt que les mots se sont mis à nous parler de tout autre chose : de nous. On reprend pied, mais c’est toujours difficile de savoir à quel endroit précis on s’est échappé vers soi-même. On a eu cette absence.